De l’estampe japonaise, on ne garde le plus souvent que l’image d’une vague géante – si souvent reproduite et pastichée qu’elle en devient vide de sens.
Quelques vues du mont Fuji, l’une ou l’autre geisha en posture acrobatique, deux ou trois noms portés en bandoulière – Hokusaï, Hiroshige… – et nous voilà parés pour les repas de famille. Et de célébrer la bouche en cœur « l’extrême raffinement de la civilisation japonaise » en oubliant que l’estampe, longtemps, ne fut qu’un pis-aller réputé vulgaire, avant tout destinée à orner les murs d’une classe bourgeoise en formation qui n’avait pas les moyens de se payer des peintures originales, seules considérées comme de l’art véritable. Portraits d’acteurs, vues touristiques, « images de belles femmes », scènes de genres… l’estampe célèbre avant tout le « monde flottant », par opposition aux beautés canoniques et figées de la peinture imitée des Chinois. C’est dire qu’elle est apte, plus que toute autre forme d’art, à rendre compte du quotidien en perpétuelle transformation d’un Japon en voie d’ouverture au monde.
Après la restauration de Meiji (1868-1912), l’ère Taishō et les débuts de l’ère Shōwa, qui correspondent grosso-modo à nos années vingt et trente, représentent un moment de consolidation où un Japon prospère, sorti vainqueur de deux guerres successives, achève sa marche forcée vers la modernisation. Il en sortira même une science, la « modernologie », théorisée par le sociologue Kon Wajirō (1888-1973), observateur affûté des mœurs nouvelles et des changements à l’œuvre dans ces « années folles » où grands magasins, tramways, bars et cinémas forment le quotidien des mobo et des moga (pour modern boys et modern girls). Le paysage n’est évidemment pas absent de ces évolutions. En 1923, le terrible tremblement de terre du Kantō ouvre une période de reconstruction qui remodèlera à jamais le visage de la capitale. Alors tombée en désuétude, en passe d’être surclassée par la photographie, l’art de l’estampe y trouvera l’occasion de briller de ses derniers feux.
S’inscrivant dans la continuité directe de l’ukiyo-e, les artistes de l’« estampe nouvelle » (shin hanga) et de l’« estampe créative » (sōsaku hanga) rivalisent d’inventivité dans leurs paysages urbains. Quand les premiers renouent avec les techniques anciennes pour exalter de nouveaux sujets, les seconds, sous l’influence des artistes occidentaux, adoptent pour leurs images un style neuf, plus proche du cubisme ou du constructivisme. Mais tous célèbrent la modernité avec la touche de nostalgie qui convient. Un monde se métamorphose sous leurs yeux : il s’agit d’en rendre compte, mais sans aveuglement, sans fascination béate pour un « progrès » qui reste toujours à relativiser, et dont le caractère inéluctable lui-même est générateur d’une tension à l’œuvre dans chacune de leurs suites, aux titres souvent hérités de l’ancien monde : 12 scènes de Tokyo, 100 vue du nouveau Tokyo… Gazomètres, usines, aéroports et chemins de fer s’y déploient sans commentaires sous les lumières douces ou violentes du cycle des saisons, entre tradition et modernité et non sans une mélancolie souvent poignante, encore accentuée par le caractère désormais « rétro » de ces gravures.
D’une beauté à couper le souffle, bien au-delà des clichés de « l’estampe japonaise » telle qu’on avait cru la connaître, ces images rarement vues, rassemblées à l’occasion d’une exposition à la Maison de la Culture du Japon à Paris, offrent une vision à la fois bouleversante et bouleversée d’un pays qui n’en finira décidément jamais de nous surprendre.
Yann Fastier