Exilé volontaire dans un vieux manoir breton, au bord de l’océan, le narrateur, romancier vieillissant, a fui une relation amoureuse destructrice et tente de se reconstruire dans l’isolement.
Perdu sur la lande avec comme horizon la mer, obnubilé par Fedora, une cantatrice blessée qui avait rempli sa vie entière à l’exclusion des nuits, et le laisse exsangue après sa disparition inexplicable, le passé pesant de plus en plus lourd dans son esprit au fil du temps, plein de spectres et de cauchemars il ne sait plus écrire.
Il commence un journal pour essayer d’épuiser les histoires en lui qui ne veulent plus sortir et le rendent insomniaque. Hanté par ses amours perdues, essayant d’exorciser, d’exhumer quelque chose de beau de toute cette vie d’errance, le journal se remplit peu à peu de cauchemars, d’idées et d’illuminations, de souvenirs douloureux ou sublimes, de bribes de ses romans, dans une cacophonie où lui-même ne sait plus bien distinguer le réel de l’imaginaire. On y croise Ludwig le romantique enrôlé dans l’armée nazie, Amaya la fiancée japonaise fille de Yakusa, Elzaïde la grand-mère facétieuse et la femme de l’horticulteur, en deuil d’enfant insurmontable, Lavinia la bibliothécaire, fille d’un peintre mystérieux dont toutes les œuvres ont brûlé, sauf une, et une lectrice « cannibale » qui enquête sans relâche sur son passé.
Différents niveaux de réalité se mêlent inexorablement, des personnages de fictions côtoient de vieilles connaissances, dans ses réveils difficiles et somnolents, et pour ne pas sombrer le vieil écrivain s’accroche aux poésies d’Emily Dickinson, qu’il traduit sans cesse, et qui sont devenues un viatique à cette errance, au point que la poétesse américaine se soit transformée en vieille amie et confidente imaginaire avec laquelle il trompe sa solitude.
Un perturbant tumulte à la discordante géométrie forme la toile de ce récit, mais c’est à l’intérieur de cette trame serrée, de cette succession de fragments, qu’une histoire dérobée infuse graduellement. Et en fin de compte, on est face à ce genre de livres qui prennent corps peu à peu dans les souvenirs du lecteur, dans une lente construction, lors de réminiscences occasionnelles, qui reviennent par bouffées comme un parfum suggestif, parfois plusieurs jours ou semaines après la lecture, et qui colorent le quotidien d’une atmosphère impalpable, si ténue qu’elle en devient vaporeuse comme un matin d’hiver sur la lande.
Mais quelque chose a bel et bien changé.
Lionel Bussière