Qu’est-ce qui passe dans la tête de Christophe Siébert ?
C’est la question qu’il est légitime de se poser à chaque pierre qu’il érige dans la construction de Mertvecgorod, ville tentaculaire de sa RIM coincée entre Ukraine et Russie. Après Images de la fin du monde, Feminicid, ou encore Valentina, le voilà qui s’empare d’un autre élément fondateur de sa saga à travers la biographie de Nikolaï le Svatoj, soit le personnage à l’origine de l’attentat le plus meurtrier ayant frappé la métropole, ayant fait des milliers de morts. Le cratère laissé par l’attaque au drone, coupant définitivement la cité en deux, était connu lors des épisodes précédents. L’auteur revient ici sur la genèse de l’organisation terroriste du Svatoj et pour cela expose les étapes qui ont construit la philosophie de son héros, de sa jeunesse à sa disparition dans les années 2020.
Le récit est assez linéaire, constitué de documents retrouvés, de première main, de proches du Svatoj, plus ou moins fidèles au maître. Ce n’est donc pas Nikolaï qui se raconte, mais bien d’autres qui exposent les moments fondateurs de la vie de l’homme devenu « saint ». Et quelle vie, quelles vies aura-t-il vécues ! Son enfance est marquée par la mort d’un frère et sa vision de la Belle Dame, illumination qui l’envoie sur les chemins, misérable ermite, gueux dégueu mais capable de soigner tous les maux des malades, des persécutés, en les baisant. Ce don et cette appétence pour les choses du sexe, opposé ou pas, forgent son image et sa réputation jusqu’aux sphères les plus influentes du pouvoir. Le vagabond, le pauvre hère, s’abîme alors, suite à sa rencontre avec les adeptes du Culte Noir, dans les tréfonds du mal. Sa rédemption n’en sera que plus édifiante. Son plan d’aide aux crevards de la RIM, par ses mots, reportés par son amant Camille X à la veille de son exécution, révèle son idéologie ultime : « A mort ! A mort cet empire bâti sur l’asservissement du peuple ! Nous voulons la fin de la corruption et de l’iniquité ! Nous voulons abattre le Capital et le Culte Noir, deux têtes d’un seul coup de sabre. Et nous ne voulons pas à la place le retour du socialisme soviétique, cette version primitive, inachevée, de la dictature que nous subissons aujourd’hui, mais la résurrection du tsarisme, d’un tsarisme populaire ! Nous voulons la commune tsariste ! Pas un tsar lointain, planqué à Moscou où je ne sais où, pas même planqué ici dans un palais qui lui servirait de tour d’ivoire, inaccessible à ceux qu’il a le devoir de servir, mais un seigneur issu du peuple, désigné par lui, qui gouvernera avec discipline et humilité, qui ne croira ni au fric ni aux dieux modernes, qui ne sera pas inféodé au démiurge mais vénérera la terre, le ciel, les esprits et la Belle Dame, qui nous conduira hors du monde manufacturé. »
Pour en arriver là, à cette vision révolutionnaire mêlée d’ésotérisme, le Svatoj aura vécu plusieurs vies, et le lecteur aura souffert. Souffert, oui. Car Nikolaï n’est pas un personnage facile. Son ambiguïté plonge le lecteur dans un océan de perplexité et ses actions dans les catacombes de l’horreur. Est-il sincère ? Désire-t-il sauver le peuple malgré lui ? Faut-il le croire, le suivre ? Tour à tour gourou céleste ou goule effrayante, participant à des orgies meurtrières ou à des cérémonies purificatrices, obèse terrifiant ou squelette révélé, il ne cesse de sidérer. Immortel suicidaire, zombie, saint ou despote, ses actes ou ses pensées ne souffrent aucune limite. Il nous faut patauger dans le sang, le stupre, dans toutes les humeurs collantes pour finalement ne parvenir à aucune certitude. Le Svatoj est à la hauteur de sa ville, répugnant, totalement dépravé, mais fascinant.
Siébert invente une théologie, une liturgie, y mêle des accents de révolte prolétarienne post-marxistes, décrit sous une forme quasi naturaliste les conditions de vie des plus démunis, subissant l’exploitation des nouveaux riches, la pollution, la corruption des élites. Le vertige est profond, le propos labyrinthique. Alors, que se passe-t-il dans l’esprit tortueux – torturé ? - de Christophe Siébert ? Avait-t-il en tête l’histoire de l’auteur de l’attentat qui a façonné l’architecture de sa cité dès le début ? Comment naissent ses personnages ? s’insinuent-ils sous la surface de sa peau pour suinter leurs récits à travers ses pores ? Lui parlent-ils en rêve, ou lors de visions, comme la Belle Dame ? Surgissent-ils comme dans les films d’horreur dans ses passages où les victimes non consentantes dégueulent des monstres ?
Une seule certitude subsiste après la lecture d’Une vie de saint, son obsession pour sa ville est addictive, furieusement contagieuse. Mertvecgorod existe !
Marianne Peyronnet