Les cinq volumes du manga Au temps de Botchan ont fait beaucoup pour la connaissance de la littérature japonaise en Occident.
Aux côtés de Natsume Sōseki et de Ogai Mori, parmi les écrivains de la fin de l’ère Meiji (1868-1912) qu’évoque le scénariste Natsuo Sekikawa, Takuboku Ishikawa (1886-1912) fait un peu figure de vilain petit canard. Irresponsable, inconséquent, orgueilleux, irritable, égoïste et dépensier, le « Rimbaud japonais » ne fut pas, à sa manière, un moins sale gosse que l’homme aux semelles de vent. Il n’en reste pas moins l’un des grands rénovateurs d’une poésie japonaise figée dans ses formes canoniques, qu’il s’appropriera pour en faire, disait-il, son « jouet triste », à l’usage d’une expression toujours plus intime et personnelle.
Fils d’un prêtre démis de ses fonctions pour avoir détourné de l’argent, il interrompt très tôt sa scolarité après avoir triché aux examens et se marie contre l’avis de sa famille. Forcé dès lors de gagner sa vie, il sera correcteur, instituteur, besogneux toujours en quête d’un argent qu’il s’empresse de dépenser en futilités aussi vite qu’il l’emprunte, quand les siens n’ont même pas de quoi vivre.
De cette faiblesse, il fera malgré tout sa force en avouant tout dans ses poèmes. Fidèle à la forme traditionnelle du tanka – ou « chanson courte », la forme poétique la plus ancienne du Japon, qui donnera naissance au haïku – il en fait le baromètre de son âme avec une lucidité qu’on ne saurait lui enlever. Certes, il y pleurera beaucoup sur lui-même – même quand il s’apitoie sur quelque spectacle attristant, il donne l’impression de se regarder s’émouvoir – mais saura mieux qu’aucun autre attraper au vol ces précieuses « secondes qui jamais ne reviendront dans sa vie » au fil des changeants états d’âme qui font une heure, une journée, une saison, toute une vie…
Au hasard :
Cigarette à la bouche
Face aux déchaînement des vagues
sur ces rochers perdus dans la brume nocturne debout une femme !
ou bien :
Ces jeunes qui ont quitté leur pays natal
quand ils se retrouvent entre eux
rien n’est plus triste à voir que leur joie
ou bien encore :
Une odeur de bois neuf
flotte aussi
dans ce nouveau quartier où règne le calme du printemps
« Chants de l’amour de soi », « Fumées », « Ceux que l’on oublie difficilement »… chacun de ses recueils repris ici en un seul volume sous le titre Une poignée de sable peut donc également être lu comme une sorte de journal. Un journal poétique qu’en prolonge un autre, en prose celui-là, et d’une sincérité d’autant plus grande qu’il l’écrivit en caractères latins afin, surtout, que sa femme ne puisse pas le lire à son insu ! Il n’y cache rien de ses écarts avec les prostituées, de ses dépenses et de ses dettes, dont il tenait un compte exact tout en ne songeant guère à les rembourser. Il y paraît avant tout pour ce qu’il était : un écrivain de son temps et d’une extrême sensibilité à une époque où le Japon achevait sa modernisation sans bien savoir ce qui l’attendait ensuite, dans un climat d’incertitude politique et de répression croissante des idées socialistes.
Tuberculeux, Takuboku ne connaîtra rien de la fiévreuse ère Taishō, ces années folles japonaises qui, n’en doutons pas, l’eussent rempli de sensations nouvelles et de nostalgie, dans une tension créatrice dont témoigne enfin Le jouet triste, son ultime recueil, publié à titre posthume par les soins de l’un de ses amis et créanciers parmi les plus fidèles.
Yann Fastier
À noter qu’Arfuyen a également publié individuellement chacun des recueils composant Une poignée de sable dans une jolie version bilingue. Il pourrait être intéressant de comparer les traductions mais bon, les finances du département étant ce qu’elles sont…
