La langue est relativement simple.
Pas de grandes phrases, pas de mots compliqués. Ils sont ceux d’une femme allongée sur un lit d’hôpital après une mastectomie, qui se remémore, entre les vagues de douleur qui l’assaillent et la torpeur anesthésiée dans laquelle elle se réfugie, des bouts de son existence. Elle s’appelle K., elle a la cinquantaine, elle vient de perdre Ben, son presque-jumeau, avec lequel elle s’est construite. La forme colle parfaitement à l’état de semi-réveil, quand le corps est encore engourdi et que l’esprit s’éveille, surpris de tant de souffrances, physiques comme psychologiques. K. et Ben sont nés dans les 70’s, dans un milieu particulièrement aisé. Béa et Suzanne, leurs mères respectives, se sont arrangées pour les élever seules, dégoutées des mâles, mâles qui ne se sont pas battus pour contrecarrer leur désir, se contentant de visites sporadiques. Les enfants sont fusionnels, chaque moitié formant un être entier. Sans considération de genre, d’idéologie, leur chair, leurs pensées sont semblables, jusqu’à leur adolescence où, soumis aux injonctions sociales et familiales, ils se conforment à ce qu’on a fait d’eux, ce qu’on attend d’eux, et se séparent.
Quatre ans après La familia grande, où elle dénonçait les viols subis par son frère jumeau au sein de la cellule familiale, Camille Kouchner choisit la fiction pour revenir sur les mêmes thèmes, ceux de l’éducation toxique des libertaires post-soixante-huit, des idéaux salis par une gauche caviar devenue individualiste, de l’influence des parents « boomers » sous leur progéniture et tous les tourments qu’elle a subis. Si l’on a du mal à ne pas reconnaître la voix intime de Camille sous le diminutif de K., et sa relation que l’on imagine fusionnelle avec son frère jumeau sous les traits de Ben, le refus de l’autrice de choisir une nouvelle fois l’autobiographie lui permet de s’extirper d’un contexte exigu pour avancer dans la peinture d’un milieu et d’une génération.
A travers les personnages des mères, Béa surtout, elle rapporte comment une certaine tendance du féminisme, imposant aux petites filles une libération sexuelle revendiquée comme étant une libération des mœurs vis-à-vis d’un patriarcat jusqu’alors sclérosant, a perpétré des dégâts tenaces sur des gamines en construction. Certains passages sont insupportables de méchanceté maternelle, de manque d’empathie, comme lorsque Béa fait subir un examen gynécologique à K., à 10 ans, suite auquel le fait que l’enfant saigne fait dire à la mère : « Ben, ça c’est fait. » Ou quand elle cherche à lui trouver des amants dans son cercle, pour la faire déniaiser par des hommes expérimentés. Quant au père, il adore pisser quand elle prend son bain, dévoilant son intimité et violant celle de la demoiselle. Ben n’est pas mieux loti, éduqué à devenir un mâle alpha comme papa, débarrassé de tout scrupule, puisque les femmes se veulent libres.
Certains parents de cette génération n’ont jamais reconnu s’être fourvoyé, trop sûrs de leurs choix, de leurs opinions politiques, trop imbus d’eux-mêmes pour envisager avoir fait des erreurs. Leurs gosses ont souffert de leur éducation où, paradoxalement la sommation à être libéré dans tous les domaines a sonné comme un diktat, reflet d’un autoritarisme destructeur. Bien sûr, ces intellectuels bon teint et leurs prises de position n’ont jamais représenté la majorité des gens. Mais l’on est en droit de se demander si leur dogmatisme n’a pas eu plus une influence plus nocive, plus durable sur la société dans son ensemble, au vu de tous les Matzneff et Duhamel qu’elle a laissé agir, que le recours aux fessées de la populace.
Marianne Peyronnet
