Loin des pampas parcourues de pittoresques gauchos, loin de la Patagonie fascinante et désolée, le Paraná n’a guère retenu l’attention des écrivains-voyageurs.
C’est pourtant l’un des plus grands fleuves du monde dont l’embouchure, à la hauteur de Buenos Aires, forme une véritable plaine liquide, un dédale hérissé de bras latéraux et d’affluents, constellé de marécages, d’îles et de bancs de sable à la topographie mouvante. C’est là, dans ce delta qu’il connaissait bien, qu’Haroldo Conti situa son premier roman, paru en 1962 et qui fit d’emblée de lui l’une des figures les plus prometteuses de la nouvelle littérature argentine. Nul n’aura jamais su dire aussi bien la subtilité des lumières et des humeurs de cette fausse mer aux allures de Camargue lointaine, toute en douceurs traîtresses. Car le fleuve, nourricier le plus souvent, splendide pour qui sait vivre à son rythme, couve aussi parfois de mauvaises pensées dont les hommes qui l’habitent, sensibles à ses harmoniques, se font volontiers les exécutants. Boga est l’un d’eux. Né du fleuve, sans passé ni avenir, il vagabonde au gré de ses méandres depuis la mort de son patron, sans autre volonté que celle du courant qui le porte, accordé à la note basse de sa lente respiration. Et c’est en dormeur éveillé, incapable d’influer sur le cours des choses, qu’il se laisse entraîner au péril de sa vie dans une affaire de contrebandiers. Il en mourra, et le fleuve, en recueillant son cadavre, ne fera que reprendre son bien.
Partant de ce héros camusien, les critiques, jamais avares d’étiquettes, ont pu faire de Sudeste une sorte d’Étranger latino-américain, existentialiste à sa façon et symbolique d’on ne sait quelle condition humaine. Plus prosaïquement, on se contentera de s’y plonger sans a priori mais corps et biens – à la façon de l’indéchiffrable Boga – pour mieux en apprécier la rumeur sourde et les molles ondulations, l’âpreté parfois et jusqu’à ce petit goût de vase qui fait toute la différence. Et l’on en sortira trempé, certes, mais ravis de retrouver Haroldo Conti sur ce terrain spongieux.
À peine le temps de sécher et L’Atinoir, d’un nouveau coup de boutoir dans le riche terreau des littératures sud-américaines, faisait coup double en mettant au jour En vie, initialement paru en 1971 et lui aussi inédit en français.
Si le fleuve s’y efface au profit de Buenos Aires et de ses environs, il n’en est pas moins présent dans la façon dont le très apathique protagoniste se laisse lui aussi porter par le courant. Pigiste impécunieux, mari sans zèle et père douteux, Oreste va de bringue en bringue, traversé de sensations indiscriminées dont les notations abondent : lumières, reflets, couleurs, musiques, effluves... forment autour de lui une géométrie fascinante et presque abstraite, une sorte d’exosquelette qui le tient debout au long de ses mornes semaines, en attendant les potes et les samedis dans les guinguettes au bord du fleuve. Seule la rencontre d’une femme, à la faveur d’une solide gueule de bois, lui permettra de sortir de l’ornière pour prendre un nouveau départ tandis que s’éloignent la famille, la jeunesse et les copains.
Truculent et mélancolique à la fois, En vie sera donc le roman de l’entre-deux-âges, celui de ces quarante piges où, paupière lourde et langue chargée, on fait encore semblant d’y croire, avant de se rendre aux miroirs. S’il n’annonce pas encore la tendre fantaisie de la Balade du peuplier carolin et de Mascaró, chasseur des Amériques, chefs d’œuvre incontestés de Conti, nul autre titre, en tout cas, ne pouvait mieux servir d’adieu fraternel à celui dont on ne connaît pas même la date exacte de décès, parmi les milliers de « disparus » de la dictature argentine.
Yann Fastier