On ne la connaissait que par quelques allusions marginales de Joris-Karl Huysmans et, surtout, par une chanson de Nick Cave sur l’album Henry’s Dream1.
Christine l’admirable (ca 1150-1224) est pourtant l’une des figures les plus attachantes et les plus radicales de la chrétienté médiévale. Tout ce que l’on sait d’elle provient d’un texte unique, une courte Vie composée huit ans après sa mort par le jeune Dominicain Thomas de Cantimpré, sur la base de témoignages de première ou de seconde main.
Étrangement, la vie de Christine commence par sa mort.
Née à Saint-Trond, dans les environs de Liège, cadette de trois sœurs pieuses, elle décède brusquement vers l’âge de quinze ans. Lors des funérailles, alors que le curé s’apprête à bénir sa dépouille, elle se redresse soudain dans son cercueil et s’envole illico jusqu’au plafond de l’église. Dès lors, sa vie ne sera qu’une longue suite de prodiges, qui la verront vivre dans les arbres de la forêt voisine et se nourrir, vierge, de son propre lait ; décoller de terre telle une fusée sitôt qu’elle flaire sur un homme l’odeur immonde du péché ; tourner sur elle-même comme une toupie en produisant une musique merveilleuse et former une sphère parfaite pour peu qu’elle entre en extase ; pénétrer sans dommages dans les fours brûlants et les cuves bouillantes ; se faire lacérer par les chiens et rompre par la roue des moulins sans blessure apparente malgré le sang coulant en abondance ; se plonger six jours durant dans la Meuse glacée, jusqu’à ce que le curé l’exhorte à en sortir pour recevoir l’eucharistie ; s’évader comme qui rigole des prisons les plus sûres alors qu’on la soupçonne de commercer avec le diable…
Car la position de Christine est loin d’être assurée : simple paysanne, elle n’est pas religieuse et n’appartient à aucun ordre. Nul d’entre eux ne saurait d’ailleurs la discipliner, quand elle ne vit que pour louer Dieu et remplir la mission qu’il lui a confié : accompagner les mourants et les pécheurs dans leur traversée du Purgatoire, qu’elle dit avoir visité lors de sa première mort. Ingérable et irréductible, elle n’est même pas officiellement sainte, ses miracles trop punks et pas assez pieux ne remplissant tout à fait pas le cahier des charges de l’hagiographie traditionnelle.
Elle fit néanmoins l’objet d’un certain culte, forte d’une réputation durable à laquelle on est évidemment libre d’adhérer ou non.
Dans son essai, Sylvain Piron fait le choix, quant à lui, de suspendre son incrédulité. Directeur d’études à l’EHESS, il aborde le cas de Christine sous l’angle de l’anthropologie historique, refusant de le réduire à la simple légende ou à la psychiatrie, comme l’ont fait certains. Après avoir donné le texte de Thomas de Cantimpré dans son intégralité (y compris dans sa version latine, établie d’après 17 manuscrits conservés), il restitue avec précision le contexte historique et culturel de ce XIIe siècle finissant et la façon dont Christine s’y insère tout en s’en distinguant, jusqu’à conclure sur une analogie troublante : tout, dans le comportement de Christine, se rapproche d’une crise de vocation chamanique, telle que les ethnologues l’ont depuis longtemps décrite et analysée chez de nombreux peuples d’Amérique et d’Extrême-Orient. Christine aurait donc été ce qui se rapprocherait le plus d’une chamane en terre chrétienne. Une sorte de chamane sans emploi, donc, irrécupérable par les structures sociales et religieuses du temps qui, tout en ne la condamnant pas, n’en avaient pas vraiment l’usage et s’efforcèrent, en douceur, de la faire rentrer dans le rang en lui permettant de finir sa vie parmi les béguines de Liège où elle fut, dit-on, heureuse.
Quoi qu’il en soit, l’histoire est belle et un tel personnage avait de quoi séduire les littérateurs.
Hasards de l’édition, deux romans récents s’en emparent de manière à la fois proche et très dissemblable.
« Auteur de 90 livres traduits en 25 langues » et Renaudot 2002, Gérard de Cortanze ne fait pas montre d’égards excessifs pour sa Jeune fille en feu : il a bien entendu lu Cantimpré et, cuirassé d’une documentation historique volontiers assénée, ne se gêne guère pour en faire ce qui l’arrange, avec une complaisance lassante et un rien suspecte pour le viol. Sous couvert de moderniser Christine en féministe incomprise, voisine de nos sorcières à la mode, il l’agite et l’agit à la façon d’une marionnette dont il emmêlerait peu à peu les fils. Pire, il l’alourdit, ce qui, pour une jeune fille réputée pouvoir se percher comme une mésange sur la plus haute branche d’un hêtre, n’est pas loin d’être un comble, que souligne une écriture hâtive, tout juste moyenne et, somme toute, fort peu admirable.
Tout autre est le traitement que réserve Claude Louis-Combet à leur commune héroïne.
Depuis longtemps familier des saintes et sachant exactement doser le soufre et l’encens, le vieil apôtre de la chair ne pouvait qu’être fasciné par Christine, figure exemplaire de femme-oiseau pour laquelle il compose une « vie » plutôt qu’un roman où s’abîmerait inévitablement sa singularité. Bien sûr, tout comme de Cortanze, il extrapole : les sources étant succinctes, tout y prête. Mais là où le premier fait de Christine une conquête, avec toute la mâle assurance du professionnel de la profession, Louis-Combet, lui, la transfigure. Par-delà la factualité un peu sèche de Cantimpré, il lui tisse un voile d’une finesse et d’une blancheur extrêmes, qui l’habille et la rend à sa vérité sanctifiée, suspendue entre ciel et terre et n’y pouvant mais, détachée « de son épaisseur d’être et de sa lourdeur de femme, afin de se concentrer sur un seul point, une seule note de chant qui la posséderait entièrement jusqu’à faire d’elle-même la petite musique inconsciente de Dieu – quand il oublie sa création, avant de s’endormir ».
Ce qui, certes, nous emmène un peu loin de La Grande Librairie, du Figaro Magazine et de la Foire du livre de Brive…
Yann Fastier
1https://youtu.be/wjisII5x4r4?si=ZZzDe9VxzM_mb0no
