Les gens passionnés sont-ils les plus passionnants ?

 

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S’agissant d’Edmond Thomas, le mythique taulier des éditions Plein chant, la réponse, en tout cas, ne se fait pas attendre puisqu’on n’aura pas lâché ce livre une seule seconde. À 80 ans passés, le bougre n’était pourtant pas du genre à écrire si tôt ses mémoires et il aura fallu toute la persévérance de Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier pour faire aboutir ce projet, fruit d’une quarantaine d’heures d’enregistrement, d’innombrables rencontres et d’un fagot considérable de bâtons rompus.

L’enfance prolétaire de l’authentique titi qu’il fut ne prédisposait pas spécialement Edmond Thomas à devenir éditeur. Il aura fallu la rencontre précoce de la poésie de Prévert, quelques emplois de grouillot dans l’édition générale, la fréquentation de quelques fous du livre et la découverte émerveillée du Nouvel âge littéraire de Henri Poulaille pour voir s’ouvrir à lui la simple possibilité d’une autre vie, plus vaste que celle qui lui semblait promise. Le reste appartient à la légende : l’installation à Bassac (Charente), sur les traces de Pierre Boujut et des poètes de La tour de feu, la rencontre foudroyante avec Lou, jeune Américaine au destin tragique et, surtout, l’édification patiente, acharnée, inlassable et forcenée d’un catalogue fabuleux, sourd à toutes les logiques comptables et quasi suicidaire en un temps de moins en moins favorable aux fantaisies de qui n’entend pas malice à laisser la plume à l’ouvrier. Car, quelles que soient les échappées qu’il s’offre – du côté de la xylographie, de la ʼPataphysique, voire de l’escrime ! – c’est encore, toujours et avant tout de littérature prolétarienne dont il s’agit, autour de l’emblématique collection Voix d’en bas qui voit s’unir celles des écrivains jadis défendus par Poulaille à une kyrielle d’autres, de Folke Fridell à Neel Doff, de Germaine Coupet à l’immense Marcelle Delpastre1.

C’est lui, c’est ce catalogue qui, en définitive, est le vrai héros d’un livre dont l’auteur, n’aimant visiblement pas trop parler de sa pomme, s’esbigne à l’envi pour rendre hommage à tous ceux qui, année après année, y auront contribué d’une manière ou d’une autre et jusqu’à ses machines – toutes d’occasion, de la première ronéo à l’ultime Heidelberg.

C’est qu’à l’image des éditeurs d’antan et devançant l’âge d’or du DIY, Edmond Thomas est aussi imprimeur. Autodidacte, encore une fois, ayant tout appris sur le tas et poussé par la nécessité de rester libre. Une liberté chèrement payée, toutefois, et qui le mènera, puisqu’il faut bien manger, à se changer en « imprimeur de labeur » pour tout un tas de petites maisons d’édition, fières d’arborer dans leur colophon le fameux « Imprimé à Bassac, Charente » : Le Dé bleu, Les Éditions des Cendres, Finitude, Lo Chamin de Sent-Jaume… et tant d’autres qui finissent par former une pulpe savoureuse autour de ce noyau gravé du beau nom de Plein chant.

Un noyau qui, pour Edmond Thomas, prend cependant parfois des allures de trou noir. Car l’homme a ses regrets : celui, d’abord, d’avoir dû se changer en patron, contre toutes ses convictions. Celui, surtout, d’avoir échoué selon lui à donner « (…) à ces livres, dans toute sa plénitude, le lectorat qu’ils méritent ». Nul ne lui en tiendra rigueur, qui s’est un jour frotté à l’édition et l’œuvre est là, quoi qu’il en soit, présente à nos mémoires et témoin bien vivant de ce qu’éditer veut dire.

De même ce livre n’a-t-il rien d’un dépôt de bilan : fertile, en ce qu’il ouvre sur mille autres, c’est un appel à la curiosité que n’habite aucune nostalgie, presque un acte de propagande par le fait.

Un livre à donner, donc, et à donner sans cesse, comme Edmond Thomas et Plein chant n’ont cessé de le faire à bas bruit depuis plus de cinquante ans.

Yann Fastier

1Dont, soit dit en passant, on célèbre cette année le centenaire dans l’indifférence générale des médias nationaux.