En tant que peintre, Marcelle Cahn (1895-1981) fut certainement aussi discrète qu’abstraite.
De là à l’enrôler dans le contingent des femmes-artistes invisibilisées par le Boys’ club d’une critique intrinsèquement misogyne, il y a un pas que la lecture de ce copieux catalogue d’exposition devrait nous garder de franchir. Car Marcelle Cahn ne manqua jamais de soutiens, notamment masculins, tout au long d’une carrière en dents de scie, mitée par la guerre et les difficultés personnelles.
Née à Strasbourg dans une famille juive alsacienne, elle bénéficie d’une double éducation française et allemande. Elle se forme tout d’abord à Berlin, auprès de Lovis Corinth et des artistes impressionnistes de la Sécession allemande, tout en s’intéressant, déjà foncièrement indépendante, à leurs rivaux expressionnistes de Der Sturm. Les années 20 la voient à Paris où, sous l’influence de Fernand Léger et d’Amédée Ozenfant, elle intègre rapidement l’esthétique « puriste » de ces derniers et se fait un nom dans les différents courants qui agitent alors les milieux post-cubistes : repérée et soutenue par Michel Seuphor, elle participe à l’exposition Cercle et Carré de 1930 et côtoie sur un pied d’égalité la plupart des grands noms de l’époque, d’Arp à Mondrian. Une crise personnelle encore non élucidée l’amène cependant à quitter brusquement Paris pour Strasbourg et à rompre toute relation avec un milieu alors très loin de la rejeter. On a peu d’informations sur cette période, qu’elle n’évoquera que rarement, d’autant moins que, rattrapée par la guerre, elle doit se réfugier avec sa famille à Toulouse, laissant derrière elle de nombreuses œuvres, volées par les Allemands ou détruites dans les bombardements. Ce n’est qu’à partir de 1949 que, de retour à Paris, elle participe à nouveau aux principales manifestations de l’art abstrait, où ses amis d’hier l’accueillent à bras ouverts. C’est alors qu’elle donne le meilleur d’elle-même, à travers d’innombrables tableaux-reliefs, le plus souvent sur fond blanc, qui constitueront sa marque de fabrique et témoignent de sa maîtrise de l’espace dans un contexte géométrique austère et paradoxalement joueur. Car Marcelle Cahn n’a rien d’un esprit rassis : même diminuée par de graves problèmes de santé et minée par les difficultés financières, elle continuera à produire inlassablement depuis son lit, à l’aide de gommettes et de cartes postales fournies par ses amis dont elle fera un usage unique, à la fois espiègle et audacieux.
Pour avoir manqué par trois fois la rétrospective itinérante d’une artiste aussi complète et attachante, on n’aura plus que ses yeux pour pleurer, en prenant garde, toutefois, de ne pas mouiller ce beau livre un peu cher…
Yann Fastier