Emanuele Trevi, critique et écrivain italien, est né à Rome en 1964.

 

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Au début des années 80, il travaille dans un ciné-club dans le quartier de Rome où il habite. Un soir lors d’une projection du Stalker de Tarkowski, le film est terminé, tout le monde est sorti, ne reste qu’un homme dans la salle, il est en larmes, c’est le photographe Arturo Patten. Cette rencontre va profondément marquer Trevi, et une amitié va naître qui se prolongera jusqu’à la mort de Patten.

Patten est surtout connu pour ses portraits d’écrivains et d’artistes français, italiens, espagnols, américains, directement inspirés par les poses caractéristiques de la peinture de la renaissance italienne. Selon Trevi, il est le plus grand portraitiste du siècle. Il a plus de 250 portraits à son actif, dont ceux du livre Patten à Patten, une excursion dans la ville qui porte son nom, où il photographie toutes les générations de cette petite communauté rurale américaine, sur un texte de Russell Banks. Pour Trevi Patten était un faucon, un oiseau de proie qui, lorsqu’il avait jeté son dévolu sur quelqu’un, « fondait sur l’intimité de son prochain à une telle vitesse, de manière si verticale que, quand tu voulais te défendre, il était toujours trop tard ». Après avoir vécu, aux États-Unis, au Mexique et à Paris, Arturo Patten s’installera à Rome, d’où il fera de fréquents voyages en Sicile, île dont il est tombé amoureux, avant de mourir pendu dans la salle de bain d’un petit hôtel sicilien, atteint du sida, en 1999.

Patten et Trevi habitent le même quartier, comme Amelia Rosselli, poétesse italienne née en 1930 à Paris durant l’exil de son père, un illustre militant antifasciste, cofondateur du mouvement Giustizia e Libertà. Cousine d’Alberto Moravia, ce n’est qu’en 1950 qu’elle décide de s’installer définitivement à Rome, où elle se rapproche du Gruppo 63, vit de traductions et d’articles tout en composant une poésie profondément réformée par sa passion pour la musique. Elle rencontre Pasolini en 1962, qui rédige une préface à ses poèmes et lui permet d’être publiée. Elle souffrira toute sa vie de troubles psychiques, persuadé d’être surveillée par la CIA, et handicapée par la maladie de Parkinson, restera murée chez elle une grande partie de sa vie, avant de se défenestrer le 11 février 1996. « Elle appelait à l’aide, et il ne lui vint jamais à l’esprit de se rendre sans se battre. »

Cesare Garboli habite lui aussi près de la Via Del Corallo. Écrivain, essayiste et critique littéraire, véritable monument de la culture italienne de l’après-guerre, il dirigera le fameux prix Viareggio de 1985 jusqu’à sa mort en 2004. Il est celui qui, à la fin de sa vie, parce qu’il n’a plus le temps de le faire, demande à Emanuele Trevi d’écrire un texte sur un sonnet du poète italien Pietro Antonio Domenico Bonaventura Trapassi, dit Métastase. Métastase est né dans ce même quartier de Rome, en 1698. Très doué pour la composition, et doté d’une véritable sensibilité poétique, il produit des œuvres d’une grande qualité littéraire pendant le 18ème siècle, qui deviennent des chefs-d’œuvre musicaux lorsqu’elles sont mises en musique et chantées. Sa vie durant, qui fut longue, sa renommée ne faiblira pas. Versificateur hors pair dès l’âge de douze ans, il reste l’un des meilleurs poètes de langue italienne, pour « la limpidité du langage, la délicatesse des sentiments, les situations romantiques rendues dans le style le plus simple et pour une certaine beauté des images, qui frôle parfois le sublime », même s’il passa très vite de mode après sa mort.

Ainsi, les vies de Patten, Rosselli et Garboli, ces trois artistes pour qui l’art était une nécessité, « une histoire vécue jusqu’aux limites de l’humain, pressée jusqu’à la dernière goutte » servent d’appui à Trevi pour partir à la recherche du mystérieux Métastase, et de sa relation à l’art. Le livre entier est une déambulation. Rome est aussi l’un des personnages du livre, qui prête ses rues et ses quartiers aux marches d’Emanuele – rayonnant toujours à partir de ce quartier fondateur où il vit – prétexte à des confidences autobiographiques et à de profondes réflexions sur l’art et l’architecture.

Le sonnet de Métastase qui donne son incipit au livre et qui en est le fil conducteur parle de la singulière versatilité de l’art et de la difficulté de retrouver la réalité après cette suspension consentie de l’incrédulité, cette interruption du jugement, que provoque une rencontre intense avec la beauté. Cette appartenance à l’universel qu’elle suscite lorsqu’elle fracture le réel : un genre de sentiment océanique.

Métastase rythme toutes les stations de cette étrange promenade dans les méandres du sentiment artistique, ponctué des portraits sensibles de ces quatre artistes singuliers, dans un livre qui, comme la plupart des écrits de Trevi, est un objet étrange, ni autobiographie, ni récit, ni roman, ni essai, qui nous désoriente sans jamais vraiment nous perdre, nous emmenant dans un monologue nostalgique sur l’implication de l’artiste, sur l’art au moment où la technologie n’avait pas encore grignoté les marges du temps, où la beauté demandait encore une profonde implication pour être vue, ressentie, éprouvée, où on lui trouvait encore une densité qui s’étiole aujourd’hui sous la pression constante de l’immédiateté, tandis qu’elle nous glisse entre les doigts, évaporée comme une eau claire...

Il faut lire aussi Quelque chose d’écrit, un livre sur le travail de Trevi au fonds Pier Paolo Pasolini de Rome, où il était chargé de retrouver toutes les interviews de Pasolini, et sur l’écriture de Pétrole en particulier, ainsi que sur sa relation trouble avec Laura Betti, « hystérique au sadisme protéiforme », créatrice et directrice du fonds Pasolini, et Le peuple de bois, un conte effarant sur le sectarisme. Emanuele Trevi est un grand auteur contemporain que l’on méconnaît trop, il faut lire sa prose, « car la littérature, conçue comme une grande expérience sur les limites de l’humain, devrait toujours être cela : un détonateur, une catastrophe qui engendre, dans la vie, des changements irréversibles. Un facteur de déséquilibre. »

Lionel Bussière