Les filles de la campagne, Seule et La félicité conjugale sont les premiers romans d’Edna O’Brien.

 

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Quand paraît Country Girls qui entame la trilogie, en 1960, l’ouvrage fait scandale, il est même brûlé en place publique par les autorités religieuses, dans cette Irlande encore sous le joug de l’oppression catholique. A les lire, aujourd’hui, on comprend pourquoi. Tout au long de ces 700 pages, on suit le parcours des personnages principaux, Kate et Baba, sur plusieurs décennies. Toutes deux issues d’une communauté villageoise de l’ouest de l’Irlande, profondément rurale, elles n’avaient rien qui, au départ, puisse présumer d’une amitié qui durerait toute une vie. Kate vient d’un milieu pauvre, elle est réservée, studieuse, presque soumise. Elle perd sa mère d’un accident très jeune et doit s’occuper d’un père alcoolique qui boit le moindre penny qu’il gagne. Baba est, quant à elle, née dans une famille bourgeoise où l’on ne manque de rien, où il est de bon ton d’afficher sa richesse et de se montrer méprisant envers les moins chanceux.

Dès leur rencontre, une relation particulière se noue entre les deux filles. Baba écrase Kate, se moque de ses mœurs paysannes, de son manque de culture. Elle n’hésite jamais à la rabaisser. Kate se laisse humilier. Souvent vexée, elle n’en demeure pas moins admirative de la vivacité de son « amie ». Baba est dure, cinglante, elle sait aussi transmettre son désir de liberté à une Kate qui n’aurait, sans elle, certainement jamais osé braver les interdits. Ce rapport de force demeure marqué tout au long du parcours des héroïnes, il en devient naturel, ce qui n’empêche pas les deux femmes d’y trouver, justement grâce à leurs différences de caractère, une manière d’avancer. L’une tempère l’autre. L’autre encourage l’une. L’esprit de rébellion était fortement réprimé quand on faisait partie de la mauvaise moitié de l’humanité. Fille, il fallait être docile, aimante, douce, devenir une bonne épouse et mère. Baba rejette le modèle que la société lui impose. Elle entraîne Kate dans son sillage. Cette relation d’apparence déséquilibrée, faite de dévotion, de rejet, de jalousie et d’amour entre deux filles a fait le sel de la tétralogie d’Elena Ferrante, L’amie prodigieuse, racontant l’amitié entre Elena et Lila dans le Naples des années cinquante. La description sincère des sentiments ambigus et puissants entre deux amies fonctionne aussi parfaitement dans Country Girls et mériterait de rencontrer le même succès.

A quatorze ans, les jeunes irlandaises se retrouvent dans la même institution religieuse. Kate, qui a obtenu une bourse grâce à ses résultats scolaires, y voit un moyen de s’élever socialement en poursuivant ses études. Baba l’y suit, trouvant dans ce départ une façon de s’échapper de l’emprise familiale, et trouve rapidement une raison pour les faire renvoyer, après des mois d’enfer dans cet univers carcéral et brutal. Elles se rendent à Londres, ville de tous les possibles, de tous les vices, et continuent à se soutenir malgré l’adversité. Là, elles découvrent combien il est difficile de se prendre en charge quand on est une femme, combien il est difficile de se passer des hommes. Leurs tempéraments respectifs les guident. Kate tombe amoureuse d’hommes plus âgés qui profitent de son âme fleur bleue pour abuser d’elle. Baba se sert des hommes et doit seule assumer les conséquences d’une vie hors mariage.

Kate et Baba n’en finissent pas de recevoir des coups. Battues physiquement dans le couvent de leur jeunesse, par leurs pères, par leurs amants ; battues moralement par le poids des conventions qui cherche à leur faire intégrer le rang, elles se relèvent toujours, armées d’une affection sincère l’une pour l’autre. Le fait qu’elles ne sombrent jamais tout à fait, malgré tous les obstacles, a certainement dû déplaire à ceux pour qui la femme rebelle devait être punie. Où le jugement social se devait d’être aussi sévère que la sentence divine.

Country Girls évoque les relations adultères, le refus du mariage et de la maternité, les avortements clandestins, et dresse surtout des portraits de femmes à l’encontre des images véhiculées par l’idéologie patriarcale et catholique répressives de l’époque. Edna O’Brien a subi la censure, la fureur des institutions religieuses et des défenseurs de la morale. Elle ne s’est jamais laissée intimider et a poursuivi son œuvre, réaliste mâtinée d’un humour grinçant, la plaçant comme l’une des premières autrices féministes de sa génération. Comme l’une des autrices majeures de la littérature irlandaise tout simplement.

Marianne Peyronnet